5
Ils avaient pris place dans le bureau des infirmières. Il était trois heures et neuf minutes. Wallander lui communiqua la nouvelle sans détour. Svedberg était mort, tué par un ou plusieurs coups de fusil de chasse. Qui avait tiré, pour quelle raison, à quel moment, ils n’en savaient encore rien. Il lui épargna les détails. Il avait à peine fini que l’une des infirmières de garde entra et posa une question à Ylva Brink.
— Est-ce que cela peut attendre ? intervint Wallander. Je suis venu annoncer le décès d’un proche.
L’infirmière allait ressortir quand Wallander lui demanda si elle pouvait lui apporter un verre d’eau. Il avait la bouche tellement sèche que sa langue collait au palais.
— On est tous sous le choc, poursuivit-il après son départ. C’est incompréhensible.
Ylva Brink ne répondit pas. Elle était très pâle mais apparemment calme. L’infirmière revint avec le verre d’eau.
— Je peux faire quelque chose ? demanda-t-elle.
— Pas pour l’instant, merci.
Il vida le verre d’un trait. Il avait encore aussi soif qu’avant.
— Je n’arrive pas à y croire, dit Ylva Brink. Je ne comprends pas.
— Moi non plus. Il va pourtant falloir essayer. Même si ça doit me prendre toute la vie — et encore, je ne suis pas sûr d’y parvenir.
Il fouilla les poches de sa veste et trouva un crayon. Comme d’habitude, il n’avait pas de bloc-notes. Il jeta un coup d’œil dans la corbeille à papier et ramassa une feuille où quelqu’un avait dessiné des pendus. Il la défroissa. Il y avait un journal sur la table ; il s’en servit comme support.
— Je dois vous poser quelques questions. Avait-il de la famille ? Je dois avouer que je ne lui en connaissais pas, en dehors de vous.
— Ses parents sont décédés. Il n’avait ni frère ni sœur Moi, je suis sa cousine du côté de son père. Il existe un autre cousin, du côté maternel. Il s’appelle Sture Björklund.
Wallander prit note.
— Où habite-t-il ? À Ystad ?
— Une ferme dans les environs de Hedeskoga.
— Il est agriculteur ?
— Professeur à l’université de Copenhague.
Wallander leva la tête, surpris.
— Je ne me souviens pas que Svedberg ait parlé de lui.
— Ils ne se voyaient pour ainsi dire jamais. Si vous voulez connaître les membres de la famille avec lesquels il était en relation, la réponse est simple, il n’y avait que moi.
— Il faut pourtant le prévenir. Je n’ai pas besoin de vous dire que ça va faire sensation dans la presse. Un policier tué dans de violentes circonstances…
Elle le dévisagea avec attention.
— De violentes circonstances ? Que voulez-vous aire ?
— Qu’il a très vraisemblablement été assassiné.
— Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?
— C’était ma deuxième question. Pensez-vous qu’il ait pu se suicider ?
— Tout le monde le peut, dans certaines situations, ne croyez-vous pas ?
— C’est possible.
— Mais la police doit être capable de déterminer s’il s’agit d’un meurtre ou d’un suicide, non ?
— Oui. Mais je dois quand même vous poser la question.
Elle réfléchit avant de répondre.
— Il m’est arrivé personnellement d’envisager la possibilité du suicide. Dans les périodes difficiles, et Dieu sait que j’en ai connu. Mais je n’ai jamais pensé que Karl pourrait le faire.
— Pourquoi ? Il n’aurait eu aucune raison de le faire ?
— Ce n’était pas quelqu’un de malheureux, loin de là.
— Quand avez-vous été en contact avec lui pour la dernière fois ?
— Il m’a téléphoné dimanche dernier.
— Comment était-il ?
— Comme d’habitude.
— Pourquoi vous a-t-il téléphoné ?
— Nous avions l’habitude de nous parler une fois par semaine. Soit il m’appelait, soit c’était moi. Tantôt il venait dîner à la maison, tantôt je dînais chez lui. Mon mari est rarement là, vous vous en souvenez peut-être, il travaille comme chef machiniste sur un pétrolier. Et nos enfants sont grands.
— Svedberg vous recevait donc à dîner ?
— Pourquoi pas ?
— Je ne l’ai jamais imaginé en train de faire la cuisine.
— Il cuisinait bien. Surtout le poisson.
Wallander choisit de revenir en arrière.
— Il vous a donc appelée dimanche dernier. Le 4 août. Et tout était normal.
— Oui.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De tout et de rien. Mais je me rappelle qu’il s’est plaint de la fatigue. Il a dit qu’il avait été débordé de travail.
— Il vous a vraiment dit cela ? Qu’il avait été « débordé de travail » ?
— Oui.
— Il revenait de vacances, pourtant.
— Je m’en souviens très nettement.
Wallander réfléchit avant de poursuivre.
— Avez-vous une idée de ce qu’il a fait pendant ses vacances ?
— Comme vous le savez peut-être, il n’aimait pas quitter la ville. En général, il restait chez lui. À l’exception peut-être d’un court voyage en Pologne.
— Chez lui, c’est-à-dire dans son appartement ?
— Il avait ses passe-temps.
— Lesquels ?
— Vous n’étiez pas au courant ? Kalle avait deux grandes passions dans la vie : les étoiles et l’histoire des Indiens d’Amérique.
— J’ai entendu parler des Indiens. Et aussi du fait qu’il allait parfois à Falsterbo pour observer les oiseaux. Mais les étoiles, non, c’est nouveau.
— Il avait un très beau télescope.
Wallander ne se souvenait pas d’en avoir vu à l’appartement.
— Où se trouvait-il ?
— Dans son bureau.
— C’était donc à cela qu’il consacrait son temps libre ? Regarder les étoiles et lire des livres sur les Indiens ?
— Je crois. Mais cet été-ci était un peu inhabituel.
— De quelle manière ?
— En général, nous nous fréquentions beaucoup pendant l’été, plus que le reste de l’année. Mais là, il n’avait pas le temps. Il a refusé plusieurs invitations à dîner.
— Pourquoi ?
Elle hésita avant de répondre.
— Comme s’il n’avait pas le temps.
D’instinct, Wallander devina qu’ils abordaient un point important.
— Il n’a pas dit pourquoi ?
— Non.
— Mais vous avez dû vous interroger.
— Pas spécialement.
— Avez-vous remarqué un changement chez lui ? Paraissait-il soucieux ?
— Il était pareil à lui-même. Mais il n’avait pas beaucoup de temps.
— Quand l’avez-vous remarqué ? Ou quand vous l’a-t-il dit pour la première fois ?
Elle réfléchit.
— Peu après la Saint-Jean. Tout au début de ses vacances, autrement dit.
L’infirmière reparut, Ylva Brink se leva.
— Je reviens, dit-elle.
Wallander sortit à son tour. Il trouva les toilettes, urina, but encore deux verres d’eau. Lorsqu’il revint dans le bureau, Ylva l’attendait.
— Je m’en vais, dit-il. Les autres questions peuvent attendre.
— Si vous voulez, je peux prendre contact avec Sture. Nous devons organiser l’enterrement.
— Si vous pouviez le faire très vite, ce serait bien. Nous devons informer la presse dans la matinée, à onze heures.
— C’est complètement irréel.
Elle avait soudain les larmes aux yeux. Wallander sentit qu’il était sur le point de craquer, lui aussi. Ils restèrent quelques secondes face à face, en silence, chacun aux prises avec sa propre émotion. Wallander essaya de fixer du regard le déplacement de l’aiguille des secondes sur le cadran de l’horloge du bureau.
— J’ai encore une question, dit-il enfin. Svedberg était célibataire. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait eu une femme dans sa vie.
— Il n’y en avait sans doute pas.
— Vous ne pensez pas que c’est ça qui a pu se produire cet été ?
— Quoi ? Qu’il aurait rencontré une femme ?
— Oui.
— Et c’est pour cela qu’il aurait été « débordé de travail » ?
Wallander se rendit compte que c’était absurde.
— Je dois poser certaines questions, répéta-t-il. Sinon on tourne en rond.
Elle le raccompagna dans le couloir. Devant la porte vitrée, elle lui empoigna le bras.
— Vous devez arrêter celui qui a fait ça, dit-elle.
— Tuer un policier est une des pires choses qu’on puisse faire. Autant dire que nous ferons tout, absolument tout, pour retrouver le coupable.
Ils se serrèrent la main.
— Je vais appeler Sture, dit-elle. À six heures au plus tard.
Au moment de partir, Wallander pensa à une autre question. Fondamentale.
— Avait-il l’habitude de garder de fortes sommes d’argent à son domicile ?
Elle écarquilla les yeux.
— Quel argent ? Il se plaignait toujours de son salaire de misère.
— On se plaint tous, dans la police.
— Savez-vous combien gagne une sage-femme ?
— Non.
— Tant mieux pour vous. La question n’est pas qui gagne le plus, mais qui gagne le moins.
En ressortant de l’hôpital, Wallander prit une profonde inspiration. Les oiseaux chantaient, il était à peine quatre heures du matin, une brise légère soufflait. Il faisait encore chaud. Il revint lentement vers Lilla Norregatan.
Une question se détachait plus nettement que les autres.
Pourquoi Svedberg s’était-il déclaré « débordé de travail » ? Alors qu’il venait de prendre ses vacances…
Cela pouvait-il avoir un lien avec le meurtre ?
Wallander s’immobilisa sur l’étroit trottoir. Il revint en pensée à l’instant où il avait découvert la scène sinistre, à la porte du séjour. Lui sur le seuil, Martinsson juste derrière lui. Il avait vu un mort et un fusil. Mais, presque aussitôt, il avait eu le sentiment que quelque chose clochait.
Quoi ? Il se concentra de toutes ses forces pour saisir ce qui lui avait échappé sur le moment. En vain.
Patience, pensa-t-il. Je suis fatigué. La nuit a été longue, et elle n’est pas finie.
Il se remit en marche. Se demanda quand il aurait l’occasion de dormir. Et d’étudier ses listes diététiques. Il s’immobilisa à nouveau. Une question venait de prendre forme dans son esprit.
Qu’arrivera-t-il si je meurs subitement comme Svedberg ? Qui aura du chagrin ? Que dira-t-on de moi ? Que j’étais un bon policier, qui laisse une place vide à la table de réunion ? Mais qui me regrettera vraiment ? Moi, en tant qu’être humain ? Peut-être Ann-Britt Höglund. Peut-être aussi Martinsson.
Un pigeon passa à tire-d’aile tout près de lui.
Nous ne savons rien les uns des autres, pensa-t-il. Qu’est-ce que j’en pensais, moi, au fond, de Svedberg ? Si j’essaie d’être honnête. Est-ce qu’il me manque vraiment ? Peut-on pleurer quelqu’un qu’on ne connaissait pas ?
Il se remit en mouvement. Mais il savait que ces questions ne le quitteraient pas.
En revenant à l’appartement de Svedberg, il eut la sensation de retourner à l’intérieur d’un cauchemar. Fini la nuit d’été, les oiseaux. Ici la mort régnait seule, éclairée par des projecteurs puissants. Lisa Holgersson était repartie au commissariat. Wallander fit signe à Ann-Britt Höglund et à Martinsson de le suivre. Il faillit demander si l’un ou l’autre avait aperçu Svedberg mais se retint juste à temps. Ils s’installèrent à la table de la cuisine. Ann-Britt et Martinsson étaient aussi gris l’un que l’autre. Wallander se demanda de quoi lui-même avait l’air.
— Alors, dit-il. Du nouveau ?
— Est-ce que cela peut être autre chose qu’un cambriolage ? répliqua Ann-Britt.
— Ça peut être beaucoup de choses. Une vengeance. Un forcené. Deux forcenés. Trois forcenés. Nous ne savons pas. Tant que nous ne savons pas, nous devons partir de ce que nous voyons.
— Et aussi d’un certain détail, dit Martinsson. Le fait que Svedberg était policier.
Wallander acquiesça.
— Des indices ? Comment ça se passe du côté de Nyberg ? Que dit le médecin ?
Tous deux feuilletèrent leurs notes. Ce fut Ann-Britt qui commença.
— Les deux canons du fusil ont servi. Le médecin est presque sûr que les coups ont été tirés très vite, l’un après l’autre. Nyberg aussi en est certain — comment il peut le savoir, ça me dépasse. En tout cas, le meurtrier a visé la tête.
Sa voix tremblait. Elle inspira à fond avant de poursuivre.
— Ils ne savent pas si Svedberg était assis à ce moment-là, ni à quelle distance de lui se trouvait le meurtrier. Compte tenu de la taille de la pièce et de la disposition des meubles, il ne pouvait pas être à plus de quatre mètres. Mais il a aussi pu tirer à bout portant.
Martinsson se leva vivement et marmonna quelques mots avant de disparaître aux toilettes. Ils attendirent. Martinsson revint après quelques minutes.
— J’aurais dû donner ma démission il y a deux ans, dit-il. J’aurais dû arrêter au moment où j’avais pris la décision de le faire.
— Notre présence est plus nécessaire que jamais, répliqua sèchement Wallander.
Mais il comprenait parfaitement le sentiment de Martinsson.
— Svedberg était tout habillé, poursuivit Ann-Britt. Ça donne à penser qu’il n’a pas été surpris au lit. Mais nous ne savons toujours pas à quelle heure…
Wallander se tourna vers Martinsson.
— J’ai interrogé tous les voisins plusieurs fois. Personne n’a rien entendu.
— Trop de circulation dans la rue ?
— J’ai du mal à croire que le bruit de la circulation puisse couvrir deux détonations.
— Nous ne savons donc pas quand cela s’est passé. Nous savons que Svedberg était habillé. Cela semble exclure la pleine nuit. Personnellement, j’ai toujours eu l’impression que Svedberg se couchait de bonne heure.
Martinsson tomba d’accord là-dessus. Ann-Britt n’avait pas d’opinion.
— Comment le meurtrier s’est-il introduit dans l’appartement ? Le savons-nous ?
— La serrure ne semble pas avoir été forcée, sauf par nous.
— D’un autre côté, objecta Wallander, on n’a eu aucun mal à la forcer.
— Pourquoi a-t-il abandonné l’arme sur place ? Un accès de panique ? Quoi ?
Personne n’avait de réponse aux questions de Martinsson. Wallander regardasses collègues épuisés et abattus.
— Je vais vous donner mon avis personnel, dit-il. Il est trop tôt pour savoir ce qu’il vaut. Mais dès que je suis entré dans cet appartement et que j’ai vu la scène dans le séjour, j’ai eu le sentiment que ça clochait. Je ne sais pas. C’est un meurtre, ça ressemble à un cambriolage. Mais si ce n’est pas un cambriolage, qu’est-ce que c’est ? Une vengeance ? Ou peut-on imaginer que quelqu’un est venu, non pour voler, mais pour chercher quelque chose ?
Il se leva, prit un verre à côté de l’évier et le remplit au robinet.
— J’ai parlé à Ylva Brink à l’hôpital, poursuivit-il. Svedberg n’avait pas beaucoup de famille. Deux cousins, dont elle. Elle le voyait régulièrement, m’a-t-elle dit. Elle a mentionné un détail qui m’a fait réagir. Elle avait parlé à Svedberg au téléphone dimanche, et il s’était plaint d’être débordé de travail. Comment est-ce possible ? Alors qu’il venait de prendre ses vacances ?
Ann-Britt et Martinsson attendaient la suite.
— Je ne sais pas si c’est important, reprit Wallander. Nous devons comprendre ce que ça cache.
— De quoi s’occupait-il, à l’époque ? demanda Ann-Britt. Quelle enquête ?
— Les jeunes disparus, dit Martinsson.
— Il devait aussi avoir autre chose, objecta Wallander. Il n’y avait pas d’enquête officielle sur ces jeunes à l’époque, on suivait simplement l’affaire. De plus, Svedberg est parti en congé quelques jours seulement après que les parents nous ont fait part de leur inquiétude.
Ann-Britt et Martinsson n’avaient rien à ajouter à ce sujet.
— Il faudra s’en occuper, dit-il.
— Tu penses qu’il avait peut-être un secret ? demanda Martinsson prudemment.
— Tout le monde en a, non ?
— C’est ça que nous devons chercher alors ? Le secret de Svedberg ?
— Nous devons retrouver son meurtrier. C’est tout.
Ils décidèrent de se voir au commissariat à huit heures pour faire le point. Martinsson retourna chez le voisin pour continuer d’interroger les occupants de l’immeuble. Ann-Britt s’attarda dans la cuisine. Wallander considéra son visage creusé par la fatigue et les soucis.
— Tu étais réveillée quand je t’ai appelée ?
Il regretta aussitôt sa question. Ça ne le regardait pas. Mais elle ne parut pas se formaliser de son indiscrétion.
— C’est vrai, je ne dormais pas.
— Tu es venue très vite. J’en conclus que ton mari est à la maison et qu’il s’occupe des enfants ?
— Quand tu as appelé, nous étions en pleine dispute. Une petite dispute idiote. Comme on en invente lorsqu’on n’a pas la force d’affronter les grandes disputes importantes.
Wallander ne répondit pas. On n’entendait plus que la voix de Nyberg qui s’élevait par intermittence dans le séjour.
— Je ne comprends pas, dit-elle. Qui pouvait vouloir du mal à Svedberg ?
— Qui le connaissait le mieux ?
Elle le considéra avec surprise.
— Je croyais que c’était toi.
— Non. Je ne le connaissais pas très bien.
— Mais il t’admirait beaucoup.
— Je ne pense pas.
— Tu ne t’en rendais pas compte, mais moi oui, et les autres aussi, je crois. Il prenait toujours ton parti. Même quand tu avais tort.
— Ça ne répond pas à la question. Qui le connaissait le mieux ?
— Personne.
— Alors c’est maintenant que nous devons faire connaissance avec lui.
Nyberg entra dans la cuisine, un gobelet de café à la main. Nyberg avait toujours une Thermos prête, au cas où il serait appelé quelque part en pleine nuit.
— Comment ça se passe ? demanda Wallander.
— Ça ressemble à un cambriolage. On se demande juste pourquoi le meurtrier a abandonné son fusil.
— Nous voulons connaître l’heure de la mort.
— C’est aux médecins de l’établir.
— Ton opinion ?
— Je n’aime pas les devinettes.
— Je sais. Mais tu as de l’expérience. Je te promets que si tu te trompes, ça ne se retournera pas contre toi.
Nyberg effleura sa barbe naissante. Il avait les yeux injectés de sang.
— Vingt-quatre heures peut-être. Pas moins, en tout cas.
Ils enregistrèrent cette information en silence. Au moins vingt-quatre heures, pensa Wallander. Mercredi soir. Ou alors dans la journée de jeudi.
Nyberg bâilla et quitta la cuisine.
— Je pense que tu devrais rentrer chez toi, dit Wallander à Ann-Britt. À huit heures, il faudra qu’on trouve la force d’organiser cette enquête.
L’horloge indiquait cinq heures quinze.
Ann-Britt prit sa veste et sortit. Wallander s’attarda à la table de la cuisine. Plusieurs factures étaient empilées sur l’appui de la fenêtre. Il les feuilleta distraitement. Il faut commencer par quelque chose, pensa-t-il. Pourquoi pas par des factures posées sur un appui de fenêtre. Une facture d’électricité, un ticket de retrait d’espèces à un guichet automatique et un reçu d’un magasin de vêtements pour hommes. Wallander mit ses lunettes. Svedberg avait effectué son retrait le 3 août : 2 000 couronnes. Le solde de son compte, après le retrait, s’élevait à 19 314 couronnes. La note d’électricité était payable à la fin du mois d’août. D’après l’autre reçu, Svedberg avait acheté une chemise le 3 août — le même jour que le retrait d’argent. La chemise coûtait 695 couronnes. Étonnamment chère, pensa Wallander. Il reposa les papiers sur l’appui de la fenêtre. Puis il rejoignit Nyberg, lui demanda une paire de gants en plastique et retourna à la cuisine. Lentement, il regarda autour de lui. Puis il ouvrit méthodiquement les placards et les tiroirs, l’un après l’autre. La cuisine de Svedberg était aussi bien rangée que son bureau au commissariat. Rien ne semblait manquer ; rien n’attira son attention. Il retourna dans le séjour, demanda une lampe électrique avec laquelle il éclaira la bonde de l’évier. Il ignorait ce qu’il espérait trouver. Il se rendit dans le bureau. Il devrait y avoir un télescope quelque part, pensa-t-il. Il s’assit dans le fauteuil et regarda autour de lui. Nyberg entra pour l’informer qu’ils s’apprêtaient à emporter le corps de Svedberg. Voulait-il le revoir une dernière fois ? Wallander secoua la tête. La vision de Svedberg à la tête à moitié arrachée était fixée dans sa mémoire comme un cliché photographique. Qui ne lui épargnait aucun détail. Il continua d’inspecter la pièce du regard : les rayonnages, les livres arrachés, jonchant le sol ; la table avec le répondeur, un porte-crayon, quelques vieux soldats de plomb, un agenda. Wallander prit l’agenda et le feuilleta, mois par mois. Le 11 janvier à neuf heures trente, Svedberg a rendez-vous chez le dentiste. Le 7 mars, c’est l’anniversaire d’Ylva Brink. Le 18 avril, Svedberg a noté un nom : Adamsson. Ce nom revient le 5 et le 12 mai. Aucune note en juin ni en juillet. Svedberg est en congé. Il se plaint d’avoir été débordé de travail. Wallander continua de feuilleter l’agenda, plus lentement. Aucune annotation. Les derniers jours de la vie de Svedberg sont vierges. Le 18 octobre, c’est l’anniversaire de Sture Björklund. Le 14 décembre, le nom d’Adamsson reparaît. Ensuite plus rien. Wallander reposa l’agenda à sa place. Si on voulait, on pouvait en conclure que Svedberg avait été un homme très seul. Mais que signifie en réalité un agenda ? Wallander pensa au sien, qui ne contenait pas grand-chose, lui non plus. Il ferma les yeux. Confortable, ce fauteuil. Il constata qu’il était très fatigué. Et assoiffé. Qui était Adamsson ? Il se pencha en avant et souleva le sous-main, révélant quelques Post-it et des cartes de visite. Un antiquaire du nom de Boman, à Göteborg. Le numéro de téléphone du concessionnaire Audi de Malmö. Svedberg était fidèle aux Audi comme Wallander l’était aux Peugeot. Une carte au nom d’Indian Héritage, entreprise située à Minneapolis. Il y avait aussi une publicité découpée dans un magazine — Ôrtagården, la santé par les plantes — avec une adresse à Karlshamn. Wallander reposa le sous-main à sa place. Deux des tiroirs du bureau avaient été arrachés et gisaient par terre. Les deux autres étaient entrouverts. Le premier contenait quelques copies de déclarations d’impôts ; le second, des lettres et des cartes postales. Wallander feuilleta le paquet de lettres. La plupart remontaient à plus de dix ans. Presque toutes étaient de sa mère. Il les rangea. En examinant les cartes postales, il fut surpris d’en trouver une qu’il avait lui-même envoyée, de Skagen au Danemark. Les plages ici sont fantastiques, avait-il écrit. Wallander resta assis, la carte à la main.
Trois ans déjà. À l’époque, il était en congé maladie et n’était pas du tout certain de reprendre son travail un jour. Il passait ses journées tout seul à marcher sur les plages d’automne abandonnées de Skagen. Il ne se souvenait pas d’avoir écrit cette carte. Il lui restait peu de souvenirs de cette période. Mais il avait apparemment écrit à Svedberg. Finalement, il était retourné à Ystad et il avait repris le boulot. Tout à coup, il se rappela ce matin-là. Réunion du lundi matin, premier jour de son retour au commissariat, Björk lui avait souhaité la bienvenue au milieu d’un grand silence — aucun de ses collègues n’avait cru qu’il reviendrait un jour. Svedberg avait pris la parole. Wallander s’en souvenait mot pour mot. C’est bien que tu sois là, on s’en serait pas sortis un jour de plus sans toi, c’est la vérité.
Wallander s’attarda sur ce souvenir. Tenta d’apercevoir Svedberg tel qu’il avait été. Taciturne. Mais aussi capable, mieux qu’un autre, de rompre un silence embarrassant, de trouver la réplique salvatrice permettant de dénouer une situation difficile. C’était un policier compétent. Pas exceptionnel. Compétent Obstiné, consciencieux. Pas très imaginatif. Pas très doué pour l’écriture. Ses rapports mal rédigés irritaient parfois les procureurs. Mais il remplissait sa fonction au sein de l’équipe, il avait une bonne mémoire et une conscience aiguë de l’importance de son travail.
Une autre image lui vint à l’esprit. Quelques années plus tôt, ils avaient enquêté sur une affaire de meurtre compliquée où le propriétaire du château de Farnholm avait joué un rôle central et effrayant. Svedberg avait dit un jour : Un homme aussi riche ne peut pas être honnête. Au cours de la même enquête, Svedberg lui avait révélé un rêve personnel. Il espérait, disait-il, faire tomber un jour l’un de ces grands seigneurs qui se croient au-dessus des lois dans ce pays.
Wallander se leva et retourna dans la chambre à coucher. Aucune trace d’un télescope. Il s’agenouilla et jeta un coup d’œil sous le lit. Svedberg faisait bien le ménage. Pas de poussière. Et pas de télescope. Il souleva les oreillers, l’un après l’autre. Il ouvrit la penderie. Les pantalons et les chemises de Svedberg s’alignaient sur les cintres. Il y avait aussi une étagère à chaussures. Wallander éclaira le fond de la penderie. Quelques valises. Il les tira à la lumière et les ouvrit. Rien. Il tourna son attention vers la commode. Elle contenait des sous-vêtements et des draps. Il tâta le fond des tiroirs. S’assit sur le bord du lit. Un livre ouvert sur la table de chevet : une histoire des Sioux. En anglais. Svedberg n’était pas très fort en anglais, songea Wallander. Mais il le lisait peut-être mieux qu’il ne le parlait.
En feuilletant distraitement le livre, il tomba sur un portrait beau et fier de Sitting Bull. Il le contempla quelques instants. Puis il alla à la salle de bains et ouvrit l’armoire à pharmacie qui faisait aussi office de miroir. Rien à signaler, ç’aurait pu être la sienne. Il quitta la salle de bains. Restaient l’entrée et le séjour. Il commença par l’entrée. S’assit sur un tabouret et ouvrit le tiroir de la petite commode placée sous le miroir. Il trouva des gants et quelques bonnets, dont un faisait de la publicité pour une chaîne de vendeurs de radios représentée dans toute la Scanie.
Wallander se leva. Il ne restait plus que le séjour. Il ne voulait pas y aller ; mais il n’avait pas le choix. Il se rendit d’abord à la cuisine et but un verre d’eau. Presque six heures du matin. Il était très fatigué. Puis il entra dans la salle de séjour. Nyberg avait enfilé des protège-genoux et se tenait à quatre pattes près du canapé en cuir noir placé contre le mur. Le fauteuil était toujours renversé au même endroit. Personne n’avait déplacé le fusil. Seul le corps de Svedberg avait disparu. Wallander jeta un regard circulaire. Tenta de se représenter la scène qui s’était déroulée là. Que s’est-il passé juste avant la fin ? Avant les coups de feu ? Mais il ne vil rien. La sensation d’étrangeté lui revint. Il resta parfaitement immobile, retenant son souffle, essayant de capter l’intuition qui se dérobait. Nyberg se releva. Ils se regardèrent.
— Tu y comprends quelque chose ?
— Non. C’est comme un tableau étrange.
Wallander lui jeta un regard scrutateur.
— Un tableau ?
Nyberg se moucha et replia soigneusement son mouchoir.
— C’est le chaos, dit-il. Des chaises renversées, des tiroirs arrachés, des papiers et des bibelots jetés n’importe où. Mais il y a pour ainsi dire trop de désordre.
Wallander comprit, même s’il n’avait pas pensé à ça.
— Ce serait une mise en scène ?
— Je n’ai aucune preuve, bien sûr.
— Qu’est-ce qui t’y a fait penser ?
Nyberg indiqua un petit coq en porcelaine, par terre.
— Je devine que la place de ce coq était là, dit-il en montrant une étagère. Je ne vois pas d’autre endroit. Mais s’il est tombé parce que quelqu’un a arraché un tiroir sans ménagement, comment peut-il se retrouver à l’autre bout de la pièce ?
Wallander hocha la tête. Il comprenait.
— Il y a certainement une explication cohérente, poursuivit Nyberg. À toi de la trouver.
Wallander ne répondit pas. Il s’attarda encore quelques minutes dans le séjour. Puis il quitta l’appartement. Dans la rue, il faisait grand jour. Une voiture de police stationnait devant l’immeuble, mais il n’y avait pas d’attroupement. Les policiers avaient dû recevoir l’ordre de ne rien divulguer pour l’instant ; il ne se sentit pas la force d’aller le vérifier.
Il s’immobilisa et inspira plusieurs fois, à fond. La journée serait belle.
En même temps, il sentit pour la première fois que la mort de Svedberg lui causait en réalité un immense chagrin. Il comprit aussi que cette douleur — qu’elle soit sincère ou liée au rappel de sa propre mortalité — ne le lâcherait pas de sitôt. Il ressentit aussi de la peur. La mort était passée très près de lui. Pas comme à la mort de son père. Différemment.
Cela l’effrayait.
Il était six heures vingt-cinq, vendredi 9 août. Wallander regagna lentement sa voiture. Une bétonnière commença son raffut dans la rue déserte.
Dix minutes plus tard, Wallander entrait au commissariat.